La pauvreté, les contraintes liées au travail et le culte du corps expliquent que de nombreuses femmes renoncent à pratiquer l’allaitement exclusif.
Ayo déborde de vie. Tout juste 2 ans et elle ne s’arrête jamais. A peine grimpée sur le canapé, elle en est déjà redescendue pour se diriger vers la télévision, où elle pointe du doigt les animaux qui défilent. Est-ce l’allaitement maternel exclusif qui l’a nourrie les six premiers mois de sa vie, sans ajout d’eau, qui lui donne autant d’énergie ? Sa mère est convaincue que « son alimentation y est pour quelque chose ». D’ailleurs, Marylène Owona, 34 ans, dit voir la différence entre ses deux enfants.
Elle a eu sa première fille, Alys, à l’âge de 19 ans, alors qu’elle était étudiante en France. Elle avait bien essayé de l’allaiter à 100 %, malgré une première semaine de douleurs car la succion mettait ses tétons « en charpie ». Mais elle avait rapidement arrêté, introduisant des petits pots dans l’alimentation de sa fillette dès l’âge de 2,5 mois. Ensuite, comble de malchance, Marylène s’était vu interdire l’allaitement, la pratique étant incompatible avec les médicaments qu’elle devait avaler. Elle était donc passée au biberon, à contrecœur.
Restée sur cet échec, la jeune femme savait dès le début de sa deuxième grossesse qu’elle nourrirait cet enfant exclusivement au sein. De retour au Cameroun, elle espérait que ce serait plus simple. Et effectivement, le fait d’être installée à son compte – elle dirige une agence de communication – lui a facilité la tâche.
« L’enfant aime se connecter à sa mère »
Pour elle, mettre le bébé au sein est un geste naturel. « Un plaisir, un moment privilégié, dit-elle. Et puis l’enfant aime se connecter à sa mère, téter ce lait qui contient des éléments vitaux pour lui. » Durant six mois, elle nourrit donc sa petite fille exclusivement au sein, non sans contraintes car l’alimentation est à la demande de l’enfant. « Il n’y a pas de tétée programmée. Quelle que soit l’heure, il faut être là. » Entre les 6 et 12 mois du bébé, elle introduit doucement purées et petits repas, en maintenant une mise au sein de plus en plus espacée, pour aboutir à un sevrage complet d’Ayo à 1 an.
Avec le recul, Marylène Owona voit bien que « la grande a été plus malade que la petite ». Elle pense que « l’allaitement maternel, avec ses anticorps et ses oligoéléments, a rendu Ayo plus forte ». D’après la professeure Anne Esther Njom Nlend, présidente de la Société camerounaise de médecine périnatale (SCMP) et directrice du centre hospitalier de la Caisse nationale de prévoyance sociale (CNPS) de Yaoundé, le lait maternel apporte en effet à l’enfant des composants anti-infectieux, immunologiques, beaucoup d’anticorps, il prévient l’obésité et favorise une bonne croissance. Et chez la mère, l’allaitement aide à prévenir certains cancers.
Pourtant, selon l’enquête démographique et de santé 2018 au Cameroun, seuls 40 % des bébés de moins de 5 mois sont exclusivement allaités. Un taux trop faible, qui fait courir aux autres « des risques d’allergies, d’infections et de malnutrition », souligne Anne Esther Njom Nlend, qui, avec d’autres médecins, multiplie les campagnes de sensibilisation sur l’importance de l’allaitement maternel exclusif et apporte des conseils aux femmes. Hélas, elles sont encore nombreuses à décliner son aide. De la pauvreté aux complications dues au retour au travail, en passant par les craintes de déformation du corps, les raisons de ces réticences sont multiples.
Non, les seins ne s’affaissent pas
Agée de 47 ans, Jacqueline Souffo est mère de six enfants et trois fois grand-mère. En vingt-sept ans de maternité, jamais cette « bayam-sellam » (acheteuse-revendeuse) n’a allaité exclusivement durant six mois. « Pour allaiter tout le temps, il faut bien se nourrir. Or je n’ai pas grand-chose à manger et à force d’allaiter, j’avais des vertiges. Alors dès le premier mois, j’ai donné de la bouillie de maïs, du soja et de l’arachide à mes enfants », se souvient-elle. Quant à Mireille, coquette employée d’une société d’assurance venue faire ses soins dans un salon esthétique, elle raconte avoir « arrêté après trois semaines » et « continué avec du lait artificiel ». « Je n’avais pas tout simplement pas envie et je ne voulais pas que mes seins s’affaissent », avoue la jeune femme.
Pour le sociologue Bertrand Magloire Ndongmo, l’allaitement maternel est « très limité et peu encouragé » dans certains milieux populaires camerounais parce qu’il a « une forte incidence sur le corps » et que beaucoup de femmes croient, en dépit des démentis des experts, que leurs seins s’affaissent si elles allaitent. « Nous sommes dans une société très exigeante vis-à-vis de la femme, dit-il. Et une mère qui veut être courtisée après sa maternité va sacrifier sa progéniture. Sur l’immense et compétitif marché de l’amour, les femmes aux seins fermes sont plus sollicitées. C’est pourquoi nous vivons une crise de l’allaitement maternel. La femme qui choisit de ne pas allaiter est un être rationnel qui se dit que c’est moins coûteux pour elle. » D’autant que la chirurgie esthétique est hors de portée de la majorité des Camerounaises.
Pour créer un cadre de discussion, aider les femmes enceintes ou allaitantes et casser les « fake news », Marylène Owana a lancé le magazine Ma Famille. « Il y a beaucoup d’idées reçues et pas forcément vraies qui circulent », rappelle la communicante, le regard tourné vers la petite Ayo. Pour canaliser son énergie débordante, la jeune femme vient de se lancer dans la fabrication de pâtes à modeler bio pour enfants, qu’elle commence à commercialiser à travers le Cameroun.
Cette série a été réalisée en partenariat avec le Fonds français Muskoka.