Le Monde

 

L’Afrique, ses mères et ses enfants en ont assez de souffrir à l’hôpital. Fatigue, découragement, sentiment d’impuissance : au Burkina, les personnels hospitaliers craquent.

Ici, le ballet des brancards, c’est vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aux urgences traumatologiques de l’hôpital Yalgado-Ouédraogo, dans la capitale burkinabée, « ça ne s’arrête jamais », souffle un agent de santé qui se fraie un passage au milieu d’une dizaine de patients allongés à même le carrelage d’un couloir décrépi. « Pas assez de lits ni de chaises », s’excuse le brancardier, avant de filer au pas de course derrière sa civière brinquebalante. Dans la chaleur moite, les blessés guettent le passage des médecins, l’œil inquiet. En attendant, quelques pansements de fortune ont été collés çà et là, avec plus ou moins de bonheur.

« Trois jours qu’on dort là. Mon fils a eu un choc à la tête, un accident de moto, on nous a envoyés faire une radio. Depuis, plus rien. On attend », explique un homme, exténué, son fils, la vingtaine, endormi sur le sol. A l’accueil, les ­fiches d’enregistrement s’empilent. « On est débordé, mais on ne peut refuser personne. Difficile de tenir », glisse un jeune interne en médecine entre deux consultations. Manque d’effectifs, services saturés, locaux et matériels vétustes… « Yalgado », c’est l’hôpital « malade » du Burkina Faso.

« On manque de tout ici ! »

Fatigue, découragement, sentiment d’impuissance… Les nerfs du personnel médical sont mis à rude épreuve. « J’ai trente et un ans de service ici, mais je ne m’habituerai jamais à voir des bébés “partir” parce qu’on n’a pas pu faire de césarienne », s’attriste M. Ouédraogo, un infirmier. Et d’ajouter : « C’est frustrant. On travaille d’arrache-pied, on fait de notre mieux avec le peu qu’on a et, pourtant, on a toujours l’impression de mal faire notre travail, de négliger les patients. »

Tabous, les cas de dépressions nerveuses s’évoquent pudiquement. « On ne dit pas quand ça ne va pas. Il faut faire bonne figure devant l’équipe et le public », rapporte Hamadi Konfé, infirmier et représentant du syndicat Syntsha à l’hôpital. « On se sent seul parfois, mais on garde tout sur le cœur, confie Cécile, ­sage-femme. J’essaie de ne plus trop m’attacher aux patients, sinon ce n’est pas gérable. Mais c’est triste quand même, parce qu’on fait ce métier pour eux. »

Dans ce centre hospitalier universitaire public, le plus grand du pays, le malaise est profond. Sages-femmes, infirmiers, anesthésistes, ils étaient près d’une centaine à faire grève le 10 octobre pour dénoncer leurs conditions de travail. « On a l’impression que c’est de pire en pire, le matériel se dégrade et tombe en panne, les ruptures de médicaments se multiplient », fustige un agent de santé. « Des gants, des cotons, du désinfectant… C’est simple, on manque de tout ici ! », résume une infirmière en sortant de ses dix heures de garde de nuit au service de chirurgie viscérale.

« Je suis épuisée et découragée, poursuit-elle, la tête entre les mains. On voit des cas très graves arriver, mais souvent on est obligés de les envoyer ailleurs par manque de matériel ou de place. Notre bloc a même été fermé pendant plus d’un an. » Derrière elle, Cécile, blouse rose, partage sa colère : « A la maternité, les patientes accouchent par terre la plupart du temps. On prie que le bébé soit en bonne santé parce qu’on n’a même pas de salle de réanimation. C’est difficile sur le plan psychologique. On voit mourir des femmes et des nouveau-nés chaque jour alors qu’avec l’équipement adéquat on pourrait les sauver. »

Le 10 octobre 2019, une centaine d’agents de santé manifestait à l’hôpital Yalgado-Ouédraogo, à Ouagadougou, pour dénoncer leurs conditions de travail.
Le 10 octobre 2019, une centaine d’agents de santé manifestait à l’hôpital Yalgado-Ouédraogo, à Ouagadougou, pour dénoncer leurs conditions de travail. SOPHIE DOUCE

Devant le bâtiment des urgences, Gilbert Savadogo patiente, assis sur un banc. « On me demande 80 000 francs CFA [120 euros] pour payer des radios complémentaires pour ma femme. Je ne les ai pas. J’espère que ma famille et mes amis vont pouvoir m’aider », s’inquiète ce cultivateur, arrivé la veille depuis Nanoro, village situé à une centaine de kilomètres, avec son épouse, la colonne vertébrale fracturée après une chute.

Un « mouroir »

Au Burkina Faso, un système de prépaiement oblige les patients ou leurs proches à débourser les frais de soins pour être pris en charge. Un régime d’« assurance-maladie universelle » a bien été voté en 2015, mais sa mise en place piétine. Le gouvernement a également adopté en 2016 la gratuité des soins pour les enfants de moins de 5 ans et les femmes enceintes. Mais, là encore, « les moyens manquent et les patientes doivent souvent ajouter de leur poche ! », dénonce une sage-femme. « Nous accueillons surtout des personnes démunies ici. Alors on met en contact ceux qui ne peuvent pas payer avec l’action sociale, mais seulement une sur trois environ est prise en charge. Pour les autres, on essaie de se cotiser », explique le docteur et chef du service des ­urgences médicales Papougnézambo Bonkoungou. « C’est injuste, on regarde les pauvres mourir et les plus riches guérir. Mais qu’est-ce qu’on peut faire ? », se désole un infirmier.

Le CHU Yalgado-Ouédraogo, souvent qualifié de « mouroir » ou d’« hôpital du pauvre » par les Burkinabés, traîne sa mauvaise réputation à travers tout le pays. Alors les plus aisés préfèrent se tourner vers les cliniques privées, plus onéreuses. « Nous sommes censés être l’hôpital de référence du Burkina, incarner le service public et, pourtant, on laisse mourir les gens », s’indigne le syndicaliste Hamadi Konfé, qui s’inquiète aussi d’un projet d’augmentation des prestations examiné par la direction de l’établissement, lequel fait l’objet d’un plan de redressement financier.

En 2017, le gouvernement a pourtant signé un protocole d’accord, prévoyant notamment l’amélioration des conditions de travail et d’accueil. « Mais deux ans après, rien n’est appliqué ! », fustige Pissyamba Ouédraogo, le secrétaire général de la Syntsha, qui multiplie les mouvements de protestation depuis avril. Contactée, la direction de l’établissement n’a pas souhaité donner suite à nos demandes d’entretien.

Dossier réalisé en partenariat avec le Fonds français Muskoka.

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