Le Monde
L’Afrique, ses mères et ses enfants en ont assez de souffrir à l’hôpital. Pour Yannick Jaffré, anthropologue spécialiste des questions de santé en Afrique, il faut agir sur « la situation des soignants si l’on veut améliorer celle des enfants ».
Yannick Jaffré a fait de l’analyse des systèmes de santé « le combat d’une vie ». Depuis une trentaine d’années, l’anthropologue, directeur de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) sillonne l’Afrique de l’Ouest, où il a notamment enseigné à la faculté de médecine de Bamako.
Ses travaux portent sur les déterminants sociaux de la santé et l’amènent à pointer les indicateurs qui feront baisser la mortalité maternelle, la malnutrition, ou peuvent améliorer la santé psychologique. Avec Enfants et soins en pédiatrie en Afrique de l’Ouest (éd. Karthala, 364 pages, 25 euros), il observe comment la demande de qualité des soins qui émerge oblige à repenser l’acte thérapeutique en lui-même.
Pourquoi la demande sociale d’une meilleure qualité de soins de la mère et l’enfant émerge-t-elle ?
Yannick Jaffré Depuis quelques années, en Afrique, se dessine un changement de statut de l’enfant. Il a désormais une réelle existence sociale. On lui donne la parole, en plus d’investir pour son avenir. Ainsi, les professionnels de santé, qui sont eux aussi parents, portent davantage d’attention à sa plainte. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la demande de qualité des soins émane d’abord des praticiens en pédiatrie. Ces derniers dénoncent la précarité de leur environnement de travail, le déficit d’équipements, de médicaments et de personnels, ou encore les facteurs socio-économiques qui conditionnent l’accès aux soins et les empêchent ainsi de bien faire leur travail. Cela crée une souffrance chez eux. C’est ce qui explique qu’il est impossible d’améliorer la situation des enfants si l’on ne change pas celle des soignants.
La faible prise en compte de la douleur de l’enfant observée jusqu’ici dans certains services de santé a-t-elle pour seule explication la précarité des hôpitaux ?
Il existe bien sûr des abus flagrants liés à la désinvolture ou à l’incompétence. Mais l’environnement pèse sur les soignants. Même si ces derniers sont formés à une médecine clinique mondialisée, que peuvent-ils faire quand un scanner est nécessaire et que l’appareil est indisponible, ou quand il n’y a pas de thermomètre et qu’il faut obliger les familles à aller en acheter un, sachant que celles-ci n’en ont pas toujours les moyens ?
L’Afrique a encore un taux de mortalité infantile élevé. L’hôpital a-t-il appris à accompagner les enfants et adolescents vers la mort ?
La mort de l’enfant à l’hôpital des suites d’une maladie chronique ou d’une pathologie lourde est un phénomène relativement nouveau. Il y a encore quelques années, les enfants mouraient à l’hôpital plutôt de fièvre, de paludisme, de malnutrition, de diarrhées ou de choléra. Ce sont des décès rapides, et les personnels de santé qui n’avaient pas eu le temps de tisser de liens avec ces enfants n’avaient donc pas, d’une certaine façon, à « gérer » leur mort.
Le problème qui se pose désormais, notamment en oncologie, c’est qu’il y a un attachement des équipes médicales à leurs patients, comme partout où il existe des pathologies chroniques qui durent. Quand la mort survient, c’est extrêmement douloureux pour elles, sachant qu’elles ont été confrontées, tout le long de la maladie, à un problème dans la prise en charge de la douleur : elles manquent de produits et, souvent, de formation dans l’utilisation de la morphine, par exemple. Ces questions, qui sont à l’articulation de la clinique, de l’anthropologie et de l’éthique, doivent être mises en lumière dans des politiques publiques et être traitées dans les cursus médicaux et paramédicaux.
Qu’est-ce que cette nouvelle approche du malade révèle des mutations à l’œuvre en Afrique subsaharienne ?
L’urbanisation, la mondialisation et une plus grande circulation des émotions changent la manière d’envisager la maladie et les soins. Ces mutations sociales conduisent les populations à exiger une offre de santé qui corresponde à leurs attentes. Elles ne sont plus dans l’obéissance absolue et la soumission envers la médecine ou les médecins, mais plutôt dans un processus de revendication d’un droit à la parole pour les femmes et pour les enfants. C’est un mouvement anthropologique de fond porteur de beaucoup d’espoir, capable de transformer la prise en charge hospitalière sur le continent.
Dossier réalisé en partenariat avec le Fonds français Muskoka.