« Ici, on ne voit que des catastrophes » : zoom sur l’hôpital de Mao, dans le Kanem tchadien
Plongée dans le quotidien de Luc Joseph Baradandikanya, seul gynécologue de la province, qui compte 500 000 habitants.
Un père porte à bout de bras le corps minuscule d’un nouveau-né. Enveloppé dans un pagne, le petit cadavre est porté hors de l’hôpital. « C’était trop tard pour le bébé », souffle celui que, au cœur du désert tchadien, on appelle « le docteur des femmes ». Et s’il vient de sauver la mère, cette fois, ça a été in extremis.
A l’hôpital de Mao, dans la province du Kanem, au Tchad, Luc Joseph Baradandikanya est le seul gynécologue à officier sur une zone qui compte 500 000 habitants. Ce jour de janvier, il s’est glissé dans la salle d’accouchement en urgence quand une sage-femme, blouse rose et gants de latex prêts à être enfilés, l’a prévenu à l’oreille de l’arrivée d’un « cas grave ». La femme avait fait plus de deux heures de route pour rejoindre la maternité alors qu’elle était déjà en plein travail et que l’accouchement se présentait mal.
« Ici, on ne voit que des catastrophes », soupire le médecin, la blouse blanche impeccable. Dans sa salle d’accouchement comme au bloc opératoire, l’urgentiste ne traite quasiment que des grossesses avec complications. Césariennes, ruptures utérines ou hémorragies sont son lot quotidien. Près d’une dizaine de patientes lui sont d’ailleurs chaque jour envoyées par les centaines de centres de santé de la région trop sous-équipés en matériel comme en personnel pour opérer les futures mamans.
« Un sens à ma vie »
Smartphone dans une main et tasse de café dans l’autre, le médecin n’arrête jamais. Mais en dépit du rythme, jamais ces contraintes permanentes n’ont ébranlé sa passion. Même après des dizaines d’années d’exercice en Afrique : « Dans notre contexte, les femmes et les enfants souffrent beaucoup. Les aider donne un sens à ma vie », lâche-t-il en toute simplicité.
Deuxième d’une famille de six enfants, Luc Joseph Baradandikanya a grandi au Burundi avant de devoir fuir au Burkina Faso, en 1993, lorsque éclate la guerre civile dans son pays. C’est à Ougadougou qu’il débute des études de médecine et se spécialise dans les interventions obstétricales d’urgence. « Lorsque ma mère a accouché de mon frère il y a quelques années, elle m’avait dit qu’il fallait absolument un gynécologue dans la famille », explique celui qui enchaîne ensuite les stages en Côte d’Ivoire, au Togo et en France. Diplôme en poche, il rentre au Burkina faire ses premières armes dans une petite ville de l’est du pays et se souvient, un brin nostalgique, des nuits où il « sortait avec une lampe-tempête pour éclairer les patientes et des bottes pour se protéger des serpents ». Et si le contexte diffère un peu aujourd’hui, au Tchad aussi l’urgence continue de dicter ses journées.
Depuis juillet 2019, le praticien est employé comme gynécologue par le Fonds français Muskoka, et se bat pour relever chaque jour « de nouveaux challenges ». Car, dans le Kanem, les défis sont multiples. Avec 980 décès pour 100 000 parturientes et 139 bébés sur 1 000 qui ne parviennent pas à leur premier anniversaire, selon les données de l’Unicef, le Tchad détient le triste record de la mortalité maternelle et infantile.
Des chiffres que Luc Joseph veut faire mentir, même s’il lui faudra un peu de temps. Le directeur de l’hôpital, Moctar Sergue Kidane, le sait bien, mais il se réjouit des premières avancées, content « d’avoir déjà plus de consultations prénatales et moins de décès », même s’il n’oublie jamais qu’« il reste encore beaucoup de chemin à faire ».
Traditions et pudeur
Pour avancer encore, Luc Joseph Baradandikanya doit alléger le poids des traditions et de la pudeur qui pèse sur les couples. Difficile en effet pour certaines femmes du Kanem, qui viennent avec leur mari, de se laisser ausculter par un homme et d’accepter de bénéficier d’une césarienne par exemple, tant « les femmes opérées se sentent honteuses », explique-t-il. « Mais quand on prend le temps d’en expliquer le bien-fondé, les époux comme les épouses finissent par l’accepter », se félicite le gynécologue, qui redoute seulement les cas où l’intervention doit être urgente.
Juste à côté de sa salle d’accouchement, le praticien a son cabinet. Peinture décrépie et odeur de désinfectant, le lieu ne respire pas le luxe avec sa table d’examen dissimulée derrière un petit drap bleu ciel. Et sur son bureau, dont les pieds d’origine ont laissé place à un empilement de briques dans lequel il se cogne régulièrement les genoux, un imposant dictionnaire de la santé rouge vif et des dossiers médicaux attendent d’être ouverts. Mais ils sont moins essentiels que le contact humain, précise le médecin.
Dans cette région retirée, où continuent de sévir les grossesses adolescentes et les mariages précoces, le gynécologue n’aime pas pointer « les différences culturelles ». Il s’y autorise avec l’étranger de passage, évoquant les complications que subissent « les bassins immatures » et concède avoir vécu comme « un coup dur » le jour où il a dû accoucher une jeune fille de 13 ans.
Cette minisérie a été réalisée avec l’aide du Fonds français Muskoka.
Le Monde Afrique