Le Monde

 

L’Afrique, ses mères et ses enfants en ont assez de souffrir à l’hôpital . Florence-Marie Sarr Ndiaye, sage-femme depuis trente-cinq ans au Sénégal, invite à s’intéresser au vécu du personnel soignant des maternités.

« J’ai pu avoir des gestes violents, j’ai pu dire des choses qu’on appelle aujourd’hui violence verbale, mais cela n’avait rien d’intentionnel. » En 2020, Florence-Marie Sarr Ndiaye se retirera des salles d’accouchement. L’heure de sa retraite va sonner et en trente-cinq ans de carrière auprès des femmes de Popenguine, une localité située au bord de la mer au Sénégal, à 70 kilomètres au sud de Dakar, la sage-femme « de classe exceptionnelle », comme on appelle les plus expérimentées du pays, a vu son métier se métamorphoser et même si, à chaque réveil, elle avoue encore aujourd’hui « prier pour rencontrer des situations que je pourrai gérer ».

Pour Florence-Marie, qui ne veut pas excuser les pratiques brutales mais les expliquer, il s’agit de replacer gestes et mots dans leur contexte socioculturel. « Aujourd’hui, on nous parle de droits des femmes, de droits des enfants. Mais lorsque j’ai commencé, ni les patientes ni les soignants n’en étaient avisés », se désole-t-elle. Lorsqu’elle raconte les scènes d’accouchement, elle reconnaît qu’elles peuvent rétrospectivement sembler violentes. Mais l’étaient-elles vraiment ?

Quand elle se lance dans la profession, à 24 ans, dans une petite maternité rurale, elle est seule à la barre, aidée de quelques matrones. A sa salle d’accouchement, minuscule, s’ajoute juste un petit local de consultation. Maintenant, ce centre est devenu plus important et elle applaudit ce changement. Mais en écoutant les chercheurs présents au forum de Dakar sur l’expérience des soins maternels (qui se déroule du 21 au 23 octobre), dénoncer les violences subies par les femmes à l’accouchement, elle veut faire entendre sa voix. Celle des soignants en général.

Hantise de côtoyer la mort

« Dans notre culture, une femme ne doit pas pleurer quand elle accouche. C’est une question d’honneur, pour elle et pour sa famille », soutient la presque sexagénaire. A l’extérieur de la petite maternité, la belle-famille tend l’oreille. Un pleur, un cri, et l’information est relayée au village et c’est l’opprobre assuré. Elle-même est fière d’avoir donné la vie à quatre reprises sans une larme. « Ce moment est le passage du statut de jeune fille au statut de femme, dans la douleur, mais avec honneur », indique-t-elle, en appuyant chaque mot.

Difficile dans cet environnement de se départir de sa culture pour n’être qu’un agent professionnel : « En tant que sage-femme, je dis maintenant à une femme qu’elle peut pleurer. Mais, avant, en tant que femme imprégnée de la culture de mon pays, je répétais à la future maman de se calmer, de se taire. » Une violence verbale, selon la définition de l’Organisation mondiale de la santé (OMS).

En plus du poids de cette tradition, le manque de moyens et de formation peut conduire à des gestes répréhensibles. Et la professionnelle de se souvenir de cet accouchement où une femme, se tordant de douleur, refuse de continuer à pousser alors que l’enfant est coincé dans son périnée. « Nous avons dû frapper la dame pour qu’elle ouvre ses jambes et qu’elle pousse, raconte-t-elle tristement. Car nous n’étions pas formées à la réanimation du nouveau-né et savions que, s’il restait coincé à ce niveau, il ne survivrait pas. » Hantise de voir une femme perdre son enfant au stade ultime, hantise de recueillir un mort-né, hantise de côtoyer la mort. Violence physique.

La sage-femme en fin de carrière reconnaît ses erreurs, reconnaît que sa « culture » traditionnelle n’a pas toujours été bonne conseillère. Mais les femmes qui la voient arriver dans la salle d’accouchement, aujourd’hui encore, trouvent dans la douceur de ses yeux et la franchise de son sourire une rassurante bienvenue. « Ça, ça me fait dire que je n’ai pas été trop nulle », confie-t-elle modestement.

Sa confession enfin accouchée, les lèvres de Florence-Marie se pincent et le silence s’installe avant qu’elle n’ajoute finalement. « Toute cette violence qu’on nous impute n’était pas volontaire dans la majorité des cas. Nous n’avions qu’un but : la vie. Mais il fallait faire avec les moyens du bord. »

Des maternités qui s’équipent

Or les moyens du bord, ce n’était presque rien. Ne pas être dans des conditions favorables à la bonne conduite d’un accouchement a été le quotidien de Florence-Marie durant toute sa carrière. Et c’est toujours celui de beaucoup de professionnels dans les maternités rurales sénégalaises et plus largement en Afrique de l’Ouest. Le centre où elle travaille est équipé d’aspirateurs nasaux pour les nouveau-nés. Mais avant, il fallait déboucher les voies respiratoires à la bouche, avec tout ce que cela comporte de contaminations. « Combien d’entre nous ont été infectées par l’hépatite B parce que nous n’étions pas protégées ? N’est-ce pas aussi une forme de violence ?, questionne-t-elle. Et lors d’une fausse couche, où nous devions aller chercher les débris dans l’utérus avec les doigts, car nous n’avions pas d’autre moyen de le faire… »

Florence-Marie est soulagée de voir que si tout n’est pas parfait, les outils se multiplient dans les maternités du pays. Et ce qui la rassure plus encore, ce sont les nouvelles formations des sages-femmes. La révision du curriculum proposée par l’OMS préconise ainsi l’apprentissage des soins obstétricaux d’urgence de base comme la césarienne ou l’utilisation de la ventouse. Des pratiques qui semblent basiques, mais que Florence-Marie a dû apprendre sur le tard.

Malgré la conscience d’avoir parfois agi de manière répréhensible dans un contexte particulier, Florence-Marie reste sereine car elle a toujours respecté la ligne de conduite qu’elle s’était fixée : « L’amour, l’engagement et la détermination », les trois maîtres mots de sa vie professionnelle. Et de sa vie.

Dossier réalisé en partenariat avec le Fonds français Muskoka.

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